Comme des objets frêles,
Les vaisseaux blancs semblent posés
Sur la mer éternelle.
Le vent futile et pur n’est que baisers ;
Et les écumes,
Qui doucement échouent
Contre les proues,
Ne sont que plumes ;
Il fait dimanche sur la mer !
Telles des dames
Passent, au ciel ou vers les plages,
Voilures et nuages :
Il fait dimanche sur la mer ;
Et l’on voit luire, au loin, des rames,
Barres de prismes sur la mer.
Fier de moi-même et de cette heure
Qui scintillait en grappes de joyaux
Translucides sur l’eau,
J’ai crié vêrs l’espace et sa splendeur :
» Ô mer de luxe frais et de moires fleuries,
Où le mouvant et vaste été
Marie
Sa force à la douceur et la limpidité ;
Mer de clarté et de conquête,
Où voyagent, de crête en crête,
Sur les vagues qu’elles irisent,
Les brises ;
Mer de beauté sonore et de vives merveilles,
Dont la rumeur bruit à mes oreilles
Depuis qu’enfant j’imaginais les grèves bleues
Où l’Ourse et le Centaure et le Lion des cieux
Venaient boire, le soir,
Là-bas, très loin, à l’autre bout du monde ;
Ô mer, qui fus ma jeunesse cabrée,
Ainsi que tes marées
Vers les dunes aux mille crêtes,
Accueille-moi, ce jour, où les eaux sont en fête !
J’aurai vécu, l’âme élargie,
Sous les visages clairs, profonds, certains
Qui regardent, du haut des horizons lointains,
Surgir, vers leur splendeur, mon énergie.
J’aurai senti les flux
Unanimes des choses
Me charrier en leurs métamorphoses
Et m’emporter, dans leur reflux.
J’aurai vécu le mont, le bois, la terre ;
J’aurai versé le sang des dieux dans mes artères ;
J’aurai brandi, comme un glaive exalté,
Vers mon devoir, ma volonté ;
Et maintenant c’est sur tes bords, ô mer suprême,
Où tout se renouvelle, où tout se reproduit,
Après s’être disjoint, après s’être détruit,
Que je reviens pour qu’on y sème
Cet univers qui fut moi-même.
L’ombre se fait en moi ; l’âge s’étend
Comme une ornière autour du champ
Qui fut ma force en fleur et ma vaillance.
Plus n’est ferme toujours ni hautaine ma lance ;
L’arbre de mon orgueil reverdit moins souvent
Et son feuillage boit moins largement le vent
Qui passe en ouragan sur les forêts humaines. Ô mer,
Je sens tarir les sources, dans mes plaines,
Mais j’ai recours à toi pour l’exalter,
Une fois encor,
Et le grandir et le transfigurer,
Mon corps,
En attendant qu’on t’apporte sa mort,
Pour à jamais la dissoudre en ta vie.
Alors,
Ô mer, tu me perdras en tes furies
De renaissance et de fécondité ;
Tu rouleras en tes ombres et tes lumières
Ma pourriture et ma poussière ;
Tu voileras sous ta beauté
Toute ma cendre et tout mon deuil ;
J’aurai l’immensité des forces pour cercueil
Et leur travail obscur et leur ardeur occulte ;
Mon être entier sera perdu, sera fondu,
Dans le bassin géant de leurs tumultes,
Mais renaîtra, après mille et mille ans,
Vierge et divin, sauvage et clair et frissonnant,
Amas subtil de matière qui pense,
Moment nouveau de conscience,
Flamme nouvelle de clarté,
Dans les yeux d’or de l’immobile éternité ! «
Comme de lumineux tombeaux,
Les vaisseaux blancs semblent posés,
De loin en loin, sur les plaines des eaux.
Le vent subtil n’est que baisers ;
Et les écumes,
Qui doucement échouent
Contre les proues,
Ne sont que plumes :
Il fait dimanche sur la mer !
Emile Verhaeren, Les visages de la vie